La social-démocratie sans boussole

« Je quitte le Parti Socialiste et le monde des partis en général ». C’est ainsi que Pouria Amirshahi (Teheran, 1972) mettait fin à sa participation à la direction de l’opposition interne à François Hollande. Les partis « sont devenus une machine électorale sans conviction, qui ne portent plus la promesse d’un avenir heureux pour le pays », critiquait le représentant des français de l’étranger en Afrique du Nord et Afrique de l’Ouest au Parlement .

Quelques mois après l’arrivée des socialistes à l’Elysée, Amirshahi avait rompu la discipline de vote en s’opposant à la ratification du traité sur l’équilibre budgétaire, le TSCG, négocié par Sarkozy et Merkel, celui que Hollande, revenant sur sa promesse, n’avait pas changé d’une virgule. Celui qui fut le leader des députés rebelles, les « frondeurs », n’a pas douté non plus en votant contre la déchéance de nationalité, la loi travail ou la prorogation de l’état d’urgence.

Venant du syndicalisme étudiant, comme beaucoup des figures de la gauche du socialisme français, Amirshahi cherche de nouvelles formes de faire de la politique, inspirées en partie des expériences municipales espagnoles. Pour cet homme aux convictions fortes, les expériences municipales de Madrid et de Barcelone « construisent l’optimisme par la démonstration de possibilité », explique-t-il par téléphone à CTXT.

Sa carrière politique semble représenter le paradigme des contradictions de ceux qui découvrent qu’il est chaque jour plus difficile d’ »influencer de l’intérieur » les formations sociales-démocrates, comme peut en témoigner Pedro Sanchez.

En Espagne nous venons en effet d’assister à un mouvement incroyable, à l’intérieur de l’appareil du PSOE, qui a provoqué la démission de de Pedro Sanchez. Il semble que l’aile conservatrice du parti voulait éviter la possibilité d’une coalition progressiste à la portugaise avec Podemos et ses alliés. Que se passe-t-il dans la sociale-démocratie et la famille socialiste européenne ?

 

 

Pouria Amirshahi, ici, en Espagne, nous venons d’assister à une “mouvement de palais” au sein de l’appareil du PSOE qui a coûté son poste à Pedro Sanchez. On a l’impression que l’aile conservatrice a voulu empêcher que ne voie le jour une coalition progressiste à la portugaise avec Podemos et ses alliés. Que se passe-t-il avec la social-démocratie et la famille socialiste européenne ? Ont-elles perdu le nord ?

Les sociaux-démocrates sont totalement dépassés par l’histoire et l’évolution du capitalisme, dont ils ne comprennent plus ni les ressorts, ni les limites, ni les nouvelles formes de domination.

Ce constat vaut d’ailleurs pour tous les partis. On voit tous les jours les conséquences sociales de ce système ; on prend conscience de la déflagration écologique qu’engendre le productivisme vorace ; on perçoit moins les conséquences politiques d’une telle dépossession du politique par les possédants, un système de décisions qui échappe totalement au contrôle démocratique. C’est un comble car les progrès techniques et scientifiques n’ont jamais été aussi développés pour permettre le bien commun. C’est cette grande contradiction qui déploie sous nos yeux ces spasmes politiques : les dirigeants d’aujourd’hui ne sont pas de leur époque. Pour ce qui est de la social-démocratie, elle est divisée en deux blocs : un bloc de droite qui dirige les partis – hormis en Grande Bretagne – et s’accomode des thèses libérales et sécuritaires, par renoncement ou par conviction. Celui-ci n’a plus grand chose à voir avec le socialisme. L’autre bloc, minoritaire, constitue une « aile gauche » qui reste très marqué par le keynésianisme sur le plan économique et l’humanisme sur le plan des valeurs. Il se révèle aujourd’hui incapable de prendre le pouvoir et, quand il arrive à devenir majoritaire dans son parti le plus souvent dans une alliance avec le centre gauche ou le centre mou, la droite du parti active une stratégie d’empêchement : c’est, me semble-t-il, ce qui est arrivé à Sanchez.

Pour prendre une image, je dirais que la droite a fait il y a plus de vingt ans son nid dans le camp de la gauche et tout l’ancien écosystème social-démocrate s’en trouve aujourd’hui paralysé.

 

En France aussi, le triumvirat Hollande, Valls et Macron, a poussé très loin la dérive vers des politiques libérales et d’austérité à l’opposé des promesses de la campagne de 2012. Est-ce la raison pour laquelle vous vous êtes imposé comme une des principales figures critiques avec le gouvernement depuis sa majorité socialiste ?

Il fallait réagir vite car les signes d’une trahison politique grave étaient très vite annoncés, quelques semaines à peine après l’élection présidentielle. Dès 2012 François Hollande accepte le TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) alors que toutes les forces progressistes et les peuples d’Europe attendaient au contraire la renégociation qu’il avait annoncée, en particulier avec les Allemands. La presse européenne abordait d’ailleurs ce moment à venir. En renonçant sans même essayer, il validait ainsi l’absurde et dangereuse règle d’or (3% de déficits publics autorisés), paralysante pour nos États et nos économies ; il acceptait aussi les injonctions aux « réformes structurelles » : libéralisations, flexibilité du marché du travail, etc. Dans le même temps, il laisse aux actionnaires les mêmes pouvoirs pour fermer les usines de production et licencier les ouvriers. En 2013, au nom de la « compétitivité » – notion libérale absolue – il mobilise l’argent public pour renflouer les trésoreries d’entreprises, sans conditions, sans garantie. Il fallait investir, le gouvernement a préféré organiser le vol de l’argent public : 40 milliards que ni les contribuables ni les salariés cotisants ne reverront. Du jamais vu à ce point. La fameuse « loi bancaire » est une coquille vide qui doit encore faire rire les spéculateurs. Bref, la liste est encore longue. Très vite, il a fallu construire un front intérieur pour que toute la gauche ne dérive pas avec François Hollande. Il fallait lui faire comprendre que nous refusions des décisions non débattues et contraires à nos engagements – contraire même, et surtout, aux nécessités du moment – et que nous envisagions de l’empêcher si besoin.

Mais notre Constitution donne au Président de la République un pouvoir quasi-absolu qui a permis à François Hollande de commettre toutes ces trahisons sans avoir de compte à rendre aux députés. Aucune défaite électorale de ce quinquennat – et il y en a eu à chaque élection locale – ne l’a fait changer de cap. Même l’avis du peuple ne comptait pas.

 

La gauche du PS, “les Frondeurs” et autres personnalités critiques comme  l’ancien ministre Montebourg pensent-elles encore avoir des chances de remporter la primaire socialiste face à Hollande ou sont-elles empêtrées dans l’idée que l’on peut “peser de l’intérieur”, comme la gauche du PSOE ?

Les frondeurs relèvent d’une démarche ontologiquement différente de la gauche du PS, même si les deux se sont longtemps articulés.

La fronde, c’est d’abord une démarche d’émancipation parlementaire face à l’absolutisme présidentiel et une éthique de conviction qui prime sur la logique disciplinaire de parti : « on respecte nos électeurs, on tient nos engagements, on reste solides face aux possédants ».

La gauche du parti socialiste, elle, est dans une autre démarche, qui fut aussi la mienne : peser de l’intérieur du parti, influencer sa direction, convaincre les adhérents. Le problème est que ces derniers ont claqué la porte en très grande majorité ; le parti socialiste s’est vidé. Si tous les dégoutés s’en vont, ne restera bientôt  quasiment que les dégoutants. Le parti est donc imprenable et il n’y aura pas de Jeremy Corbyn à la française. J’ajoute qu’il est illusoire de vouloir peser sur des néoconservateurs, comme s’il fallait les attendrir : c’est un non-sens, une perte de temps. Mieux vaut défendre ses idées directement auprès des citoyens. Quant à la primaire, je n’ai qu’une certitude : même si la configuration sera différente selon que François Hollande est candidat ou incapable politiquement de l’être, la gauche atomisée ne s’en remettra pas avec la présidentielle. C’est structurel : l’assise sociale est insuffisante, l’influence culturelle est de faible intensité. Quant aux anciens ministres devenus lucides, s’ils ont mené des batailles importantes au sein du gouvernement, ils sont lestés par certains de leur choix graves :  validation de la ratification du TSCG, promotion de la politique de baisse des charges sans contrepartie et manœuvres politiciennes pour permettre à Valls de devenir premier ministre, avec toutes les conséquences prévisibles alors et que l’on connaît aujourd’hui.

 

Vous avez de votre côté quitté le parti socialiste, une décision difficile…

Non, ce qui était difficile, et depuis longtemps déjà pour ce qui me concerne, c’était d’y rester.

Lorsque s’était posée la question de créer un groupe de socialistes dissidents au parlement en 2014, une majorité de frondeurs y était prêts intellectuellement, mais se posaient encore pour certains des incertitudes stratégiques, auxquelles s’ajoutent la peur du grand saut, la crainte d’y perdre aussi sans doute.

Du coup, les atermoiements des plus attachés – dans tous les sens du terme –  à l’appareil ont fini par reporter la question de mois en mois. Le jour où j’ai pris ma décision, j’ai donc changé d’approche : j’ai informé de mon départ sans chercher à rouvrir un énième débat dont l’issue était connue : l’inertie, ou plutôt l’attente…d’une bouée de sauvetage providentielle. La gauche du parti est devenue totalement perméable au système présidentialiste : la solution par la verticalité et la protection d’un homme plutôt que de prolonger ce qui fut pendant deux ans et demi l’audace collective de la fronde. Du coup, elle est engagée dans une primaire de centre gauche et divisée au point que… quatre candidats issus de ses rangs concourent. D’une certaine façon, la logique de parti, d’un parti zombie, a pris le pas sur une démarche de combat politique renouvelé. C’est ce que je craignais.

 

Dans ce contexte de crise économique et de crises des valeurs républicaines, largement entamée sous l’ère Sarkozy, nous assistons au retour en France de la droite la plus dure et à l’essor du Front National. N’est ce pas le pire résultat de la période Hollande ?

Oui.

Plus de pauvres, plus de chômeurs. Un Front National plus haut. Le bilan est désastreux, et d’autant plus que le couple Hollande-Valls n’a jamais admis ce triple échec.

La progression de l’extrême droite n’est d’ailleurs pas seulement liée à la dureté du système économique, même s’il en est la principale source. Ce qui s’est produit d’inouï, c’est que l’exécutif en a validé des idées et des thèses. En 2012, Manuel Valls déclarait que « les Roms n’avaient pas vocation à rester en France », faisant ainsi écho à Nicolas Sarkozy durant la période précédente. À de multiples reprises, parfois sans même s’en rendre compte, il a culpabilisé les musulmans de France. Il a ainsi fait caisse de résonnance des grossièretés médiatiques et du discours du FN. D’ailleurs, chacun avait noté que le changement principal entre Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen est que cette dernière a brandi comme solution contre l’islam la laïcité, dont elle cherche à dévoyer le sens en laissant entendre que ce principe républicain signifie l’effacement des religions de l’espace public ! Il a ainsi cultivé la culture de la peur et de la méfiance. Quant à François Hollande, il a laissé faire, jusqu’à être lui-même l’avocat d’une des idées phares du FN : la constitutionnalisation de la possibilité de déchoir de sa nationalité française des bi-nationaux. Ce qui revient à créer officiellement deux catégories de citoyens. Une partie de la droite et l’extrême droite ont applaudi.

 

On a vu en particulier reculer le principe d’État de droit avec la prolongation répétée de l’État d’urgence à la suite des attentats, que vous avez rejetée. Cette dérive sécuritaire était-elle un simple calcul politique de la part de Hollande ou une dérive idéologique dangereuse ?

L’état d’urgence – une loi d’exception en vigueur encore aujourd’hui et depuis novembre 2015 ! – combiné à la déchéance de nationalité, au libéralisme économique et aux différentes lois dites de « surveillance » ont fait basculer définitivement la direction politique des sociaux-démocrates français dans le néo-conservatisme.

Le gouvernement mais aussi une partie des médias et bien sûr la droite sont en train de construire une société du soupçon généralisé. C’est d’ailleurs ce soupçon qui a justifié de renforcer les moyens de contrôle de la population et de donner presque les pleins pouvoirs à la police. La lutte anti-terroriste, qui sert souvent d’explication, est en réalité mal menée : tant dans notre politique étrangère que dans notre dispositif de police et de justice. Le pire, c’est qu’au nom de la sécurité on théorise désormais le « grand nettoyage », « le grand tri » pour extirper « l’ennemi de l’intérieur », aujourd’hui le français maghrébin ou noir dans la plupart des cas. Les socialistes français sont en train de se rendre compte un peu tard qu’ils ont ouvert la porte aux monstres…

 

Vous êtes député des Français d’Afrique du Nord et de l’Ouest. Ce repli de la France, ce développement de l’islamophobie comme dans l’affaire de l’interdiction du burkini sur les plages est-il vu avec préoccupation depuis l’Afrique ?

Ce qui est perçu, c’est à la fois une médiocrité et un danger car en Afrique aussi les replis identitaires rencontrent un certain écho. La rencontre des deux logiques européennes et africaines peut-être en effet explosive. Ce qui est ressenti c’est une sidération, une tristesse et, parfois, un désamour…

 

Face à la crise des appareils politiques progressistes dans tout l’Europe. Peut-on proposer des alternatives ? Vous avez créé d’ailleurs le « mouvement commun », qui semble s’inspirer en partie des expériences de la nouvelle politique espagnole et des victoires municipales de Madrid ou Barcelone. Ce n’est pas un nouveau parti : est-ce l’horizon politique de demain ?

Personne ne connaît les formes politiques de la souveraineté de demain. Mais si les expériences de Barcelone et de Madrid sont scrutées de si près, c’est qu’elles sont empiriques.

D’une certaine façon, elles construisent de l’optimisme par une démonstration de possibilité.

La dynamique citoyenne qui a précédé ces élections municipales depuis 2008 reste une référence. L’idée de défendre les communs et de mettre en commun les volontés est la pierre angulaire du mouvement commun, qui n’en est qu’à ses débuts. Sa chance, c’est qu’il n’est pas dévoré par les ambitions personnelles et les obsessions électorales. Le mouvement n’est réalisable que si on accepte que le temps de sa construction ne soit pas indexé sur les prochaines élections. Le mouvement commun prend donc ce temps avec sérieux.

Entretien réalisé par François Ralle Andreoli, à retrouver sur le site de CTXT.


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